Les chantiers navals de La Seyne, une entreprise pionnière de la Révolution industrielle

 

Par C. Gervois , professeur agrégé d'Histoire-Géographie, avril 2001

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"La Seyne - ses chantiers navals". Longtemps après leur destruction, ce panneau sur l'autoroute semblait narguer la mémoire douloureuse des Seynois.

La Seyne était en effet universellement connue pour ses chantiers, comme Saint-Etienne pour Manufrance, Roubaix pour ses laines et draps etc… Ce fut notre géographie industrielle. La disparition de ces industries a été partout un drame qui a commencé au début des années 60 pour le Nord de la France. Des premières manifestations pour les mines du Nord au lancement du dernier bateau à la Seyne, nous avons beaucoup espéré dans de longs défilés, jusqu'au cortège funéraire des Chantiers. Certains n'ont fait qu'accompagner, d'autres l'ont douloureusement vécu.

Après une rapide éradication des installations des Chantiers, le site abandonné est le signe visible de la blessure de la ville. Aujourd'hui, des travaux de mémoire ont permis à certains de transmettre quelques éléments et images de cette aventure industrielle, qui sont exposés actuellement au Musée Balaguier.

Mais il est temps aussi que les Chantiers deviennent sujet d'histoire et trouvent une place à la fois concrète et symbolique dans le patrimoine de notre ville. Ils ont été une des plus grandes entreprises françaises de la révolution industrielle, particulièrement à partir de 1855, et méritent de rester une référence identitaire pour la ville et ses habitants anciens et nouveaux.

 

1 - L'origine des chantiers de la première révolution industrielle à la Seyne (1825-1855)
Leur origine tient dans l'initiative de patrons marseillais, ayant pour collaborateurs des ingénieurs anglais.

D'une tradition artisanale et familiale, la construction navale à La Seyne s'est concentrée au début du XIX°siècle par la domination des Chantiers Mathieu puis Lombard, qui déjà avaient adopté la machine à vapeur pour les premiers pyroscaphes, avec l'aide d'ingénieurs anglais, pour la ligne fluviale du Rhône. Ces chantiers ont déjà la taille d'une entreprise industrielle par le nombre de leurs employés et leur vaste implantation sur le quartier de La Lune. Mathieu, marseillais, avait justement été attiré à la Seyne par la disponibilité des terrains et une "synergie" (avant la lettre) avec l'Arsenal de Toulon. C'est avec l'aide financière d'un banquier local, toulonnais, que cette première extension est assurée.

En 1839, M. Lombard prend une décision capitale, celle de se convertir progressivement à la construction métallique. A côté de l'activité de menuiserie toujours importante, de nouveaux métiers du métal se créent dans ces chantiers "modernes": tôliers, chaudronniers, riveurs. La construction navale reçoit encore à l'époque ses chaudières, ses moteurs d'autres entreprises.

Avec Philip Taylor, les chantiers navals seynois prennent un essor décisif malgré la crise de 1848.

En 1835, avec l'aide financière de son frère industriel, et d'un minotier marseillais, l'ingénieur fonde un atelier de mécanique à Menpenti à Marseille, qui fabrique les machines à vapeur et des moteurs de bateaux. En 1845, il rachète les Chantiers navals de La Seyne et se lance dans la construction navale en voyant grand: comblements et grands travaux augmentaient la surface du Chantier par milliers de m2. En 1853, il fonde les Forges et Chantiers de la Méditerranée, entreprise de construction navale intégrée, en regroupant les "Forges de la Capelette" (Marseille), qui produisent les tôles et les tubes, les ateliers Menpenti, qui construisent les chaudières et les appareils moteurs, et les Chantiers de La Seyne qui assemblent les navires. P. Taylor est un grand aventurier de l'industrie, innovant en tous domaines, d'autant plus qu'on lui reconnaît des qualités de patron "social" et authentiquement libéral envers l'opinion politique de ses employés: création d'une caisse de secours mutuel, logement ouvrier, protection de ses salariés insurgés à Marseille en 1848. Il a réussi à passer le mauvais cap de la crise de 1848, mais sa faiblesse est dans la gestion financière de ses entreprises, trop hasardeuse sans doute.

De Mathieu à Taylor, les chantiers de La Seyne sont passés de 200 à 1300 salariés avant 1848. Le contexte qui soutient la croissance des Chantiers à la Seyne est celui du développement de la batellerie fluviale ou du cabotage à vapeur pour accroître les transports à l'intérieur du pays. C'est aussi le développement du commerce méditerranéen, de l'industrialisation du Nord de l'Italie, de la conquête de l'Algérie et de l'entrée dans une nouvelle ère d'explorations puis de colonisations.

Ce sont les chantiers de la première révolution industrielle car ils se développent à partir d'entreprises personnelles et familiales, dans le cadre d'une économie régionale, intègrent la machine à vapeur et la métallurgie du fer dans leur production. Ils participent à cette première phase de transition dans les transports où la vapeur n'a pas encore gagné sur les autres moyens de transport. L'avance de la Grande Bretagne se manifeste par ses techniciens et ingénieurs qui partent à la conquête économique du continent, particulièrement sous la monarchie de Juillet.

2 - Les Chantiers de la seconde révolution industrielle à partir de 1855
Une "Société nouvelle des Forges et Chantiers de la Méditerranée", est formée à Paris sous l'impulsion d'A. Behic, Président des Messageries Maritimes. Cette société avait fondé les chantiers navals de La Ciotat et construisait ses propres navires. Héritière des Messageries royales qui avaient le monopole du transport par diligences, cette société avait diversifié ses moyens de transport grâce aux "Hirondelles", vapeurs fluviaux, et par le développement de ses paquebots et des lignes de transport maritime. La nouvelle société "anonyme" est autorisée par Napoléon III en 1856 et elle est dotée d'un capital de 4 millions de francs or. Elle est tenue de fournir tous les six mois un rapport sur ses activités au Ministère de l'Economie de l'époque. Bien que privée, cette entreprise est très liée aux intérêts de l'Etat, dès le début de son existence.

A. Behic en fut le Directeur pendant 35 ans. Fils de banquier parisien, il fut haut fonctionnaire des finances et du Ministère de la Marine avant de diriger les FCM. Sa carrière se poursuit entre les FCM, la Présidence des Messageries maritimes et les fonctions politiques de sénateur puis de ministre du commerce, ce qui montre les liens étroits entre les dirigeants des grandes entreprises et le pouvoir politique sous Napoléon III.

Les FCM conquièrent à cette époque une renommée mondiale pour la qualité, la modernité, et les performances de leurs bâtiments. L'Association Sillages et M. Autran vous relatent les étapes de cette conquête du marché mondial, tant dans le domaine militaire que civil.

On notera seulement que les Chantiers construisirent avec l'arsenal, et les ateliers marseillais, la première frégate cuirassée, à vapeur et à hélice conçue par l'ingénieur Dupuy de Lomé, en 1859, la "Gloire" qui fut l'ancêtre des cuirassés.

Les archives du Service Historique de la Marine à Paris ont conservé des rapports de l'Inspection générale du Génie maritime sur les principaux chantiers navals de la fin du XIX° siècle. Ces rapports offrent un "état des lieux", à dates successives. Ils nous détaillent l'équipement technique, les métiers, la hiérarchie précise, le fonctionnement du chantier, la stratégie de l'entreprise, les problèmes rencontrés dans la construction des navires. Ils nous restituent les problèmes concrets de l'entreprise de l'époque, et aussi le grand intérêt que l'Etat manifestait pour ces chantiers.

Selon le rapport de 1884, les chantiers seynois de la "Société Nouvelle des Forges et Chantiers de la Méditerranée" sont les plus importants de France, par leur surface, (14,6 ha), la longueur de leurs quais, près d'1 km. Ils possèdent tous les équipements pour la construction et l'armement complet des navires à coques de fer ou d'acier. "L'établissement est doté de moyens d'action puissants." Les Chantiers seynois font prévaloir à ce moment, la construction en acier. Il dispose de 10 cales de construction dont la taille permet aux FCM de construire les plus grands bateaux de l'époque. Ces plus grands bateaux sont les paquebots et les cargos transocéaniques qui assurent les liaisons entre l'Europe et le reste du monde. C'est le Bourgogne de 155 m et de 8000 CV pour la Compagnie Générale Transatlantique. Ces navires initient les transports de masse à l'échelle planétaire, de passagers et de marchandises, et ils jouent un rôle comparable à celui des avions dans la 2° moitié du XX° siècle.

Les chantiers ont aussi en cours la construction du cuirassé "le Marceau", mais la construction en est ralentie par les modifications imposées par la Marine nationale. Le projet doit intégrer des innovations qui tardent à être validées. Un ferry-boat est aussi construit en 1884.

Le Chantier est cette année-là sous l'autorité de l'Ingénieur Chef Lagane assisté de 5 autres ingénieurs. Le rapport nous signale aussi que sur les 2308 hommes, les ouvriers stables sont peu nombreux. La plus grande partie de la main d'œuvre est italienne, peu exigeante, utilisée de manière "flexible" selon les besoins, ce qui assure aux Chantiers seynois l'avantage d'avoir la main d'œuvre la moins coûteuse des Chantiers inspectés cette année-là.

En conclusion, sur l'exécution des travaux l'Inspecteur se fait élogieux, d'une belle écriture calligraphiée avec force boucles et pleins et déliés :

" J'ai visité en détail le Marceau, et je me fais un plaisir de constater que l'exécution en est très soignée et peut soutenir la comparaison avec celle du Magenta actuellement sur les chantiers du Mourillon. Le contact des tôles le long des écarts, leur accostage le long des joints ou sur les membrures, le rivetage, sont des plus satisfaisants; les trous des rivets correspondent avec une précision presque absolue; les barrots du pont sont parfaitement dressés, de sorte qu'on peut prévoir que le blindage s'appliquera exactement sur le double bordé.

" Ce résultat remarquable témoigne du désir qu'a le Chantier de produire une œuvre d'une exécution finie, et en effet il y a affecté ses meilleurs ouvriers…"

"Cet excellent résultat doit être aussi attribué en partie au zèle, à l'intelligence, à la fermeté de Mr le Sous Ingénieur Opin chargé de la surveillance et du personnel placé sous ses ordres."

Ces rapports nous rappellent que les Chantiers se sont développés grâce aux commandes de la Marine Nationale, sous l'œil vigilant de l'Etat qui mettaient en concurrence les divers chantiers de l'époque. Dans cette compétition, les chantiers seynois avaient la première place.

Faut-il souligner combien ces documents d'archives sont précieux? Il serait souhaitable de les rassembler dans un service municipal d'archives à La Seyne, doté de moyens suffisants.

L'histoire des chantiers en passionne plus d'un à la Seyne, même parmi ceux qui n'ont pas eu de lien direct avec l'entreprise. Cette grande aventure industrielle mérite une mise en scène dans un "Parc des Sciences et techniques liées à la mer" , avec les autres entreprises qui ont forgé le développement de notre ville et le soutiennent encore aujourd'hui.